Par Simon Dulac,
Président de Rapido Livres

Depuis la deuxième moitié de l’année 2021, le marché du livre subit de nombreux problèmes d’approvisionnement de papier. Soumis à ces aléas de façon presque quotidienne, nous avons essayé de prendre du recul et de comprendre ce qui se passe chez nos fournisseurs. Et ce n’est pas simple. Parmi toutes les informations que nous recevons, il n’est pas toujours aisé de séparer le bon grain de l’ivraie, encore moins de savoir dans quelle direction nous allons à court et moyen terme. La communication de certains acteurs est parfois changeante et la réalité se charge de nous apporter son lot de surprises.

Il est impossible de savoir combien de temps ces turbulences vont durer, mais nous pensons que la banalisation de ce type de désordre dit quelque chose de la période que nous traversons. Une analyse approfondie des mécanismes de notre inconscient collectif serait sans doute salutaire, tant cette façon d’additionner les problèmes nous semble relever d’une certaine incapacité à envisager l’avenir. Notre système économique qui, jusqu’alors, tressait des louanges aux principes de l’adaptation et du dépassement, semble tout à coup avoir perdu le goût de surmonter les difficultés et la volonté de regarder l’avenir en face.

Malgré l’inconfort de cette situation, nous croyons que cette « crise » supplémentaire est une bonne occasion de remettre en question ce qui doit l’être. Chez Rapido, repenser la chaîne de production du livre a toujours été notre mantra. Imaginer un autre futur pour la production de livres a toujours été notre ligne de conduite.

Les principaux constats

C’est parce que nous n’étions pas satisfaits de l’information que nous recevions que nous avons pris la peine de consulter plusieurs spécialistes de notre industrie pour mieux comprendre la situation actuelle. Nous avons ainsi pu tracer quelques lignes directrices qui, nous l’espérons, vous permettront de mieux vous rendre compte de ce qui se passe car, comme l’écrivait Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Nous allons donc essayer de nous appuyer sur des données objectives.

Par Simon Dulac,
Président de Rapido Livres

Voici un résumé des points clés, dont nous développerons par la suite les aspects les plus intéressants :

1. De la production du papier d’impression à celle du papier d’emballage

La conversion des machines qui produisent du papier d’impression vers la fabrication de papiers d’emballage se poursuit effectivement. Cet argument n’est toutefois pas la seule et unique explication, car il s’agit en fait d’une tendance qu’on observe depuis plusieurs années. Elle se poursuit et s’accentue, mais depuis quinze ans, elle résulte de l’adaptation de l’industrie papetière à la baisse drastique de la demande mondiale de papier d’impression. On imprime moins qu’avant, sans aucun doute à cause de la digitalisation des communications. L’offre des papetiers continue de s’adapter en fonction de l’évolution de leur carnet de commandes. Il n’y a rien d’anormal à cela.

2. Le papier couché ne va pas disparaître

Contrairement à certaines informations qui nous étaient parvenues il y a quelques semaines, il n’y aura pas de pénurie durable du papier couché. C’est en fait l’allongement des délais de livraison qui a entraîné des ruptures dans la chaîne d’approvisionnement traditionnelle et réorienté la demande vers les producteurs nord-américains, dont les calendriers de production étaient déjà saturés. Les rumeurs se sont rapidement transformées en messages anxiogènes annonçant une disparition programmée des papiers couchés. Il n’en est heureusement pas question.

À ce jour, même si nous faisons parfois face à des ruptures d’approvisionnement de plusieurs semaines pour certains papiers, nous disposons chez Rapido de suffisamment de papier couché pour honorer vos commandes.

3. Tout repose sur la logistique

En définitive, ces problèmes d’offre reposent sur des questions de logistique. Si on remonte la chaîne de valeur à partir de notre atelier de production jusqu’aux usines de papier, voici à peu près ce qui se passe : le manque de main d’œuvre dans les transports ralentit les livraisons, les grèves à répétition dans les ports créent des blocages et une pagaille invraisemblable. Pour couronner le tout, des grèves ont eu lieu également chez certains papetiers, comme ce fut le cas d’UPM en Europe dont les usines sont restées à l’arrêt pendant quatre mois depuis le début 2022. C’est l’addition de tous ces dysfonctionnements qui explique le niveau de tension incroyable dans les approvisionnements de papier.

4. L’impact de la pandémie

Finalement, le facteur COVID semble moins présent qu’en 2021. Cela n’est toutefois pas le cas en Asie où les mesures de fermeture en cas de foyer de contamination sont toujours aussi strictes.

5. Une hausse des prix inévitable

En ce qui concerne la hausse des prix, il nous semble que l’augmentation, si elle est aujourd’hui brutale, était sans doute inévitable. Nous y reviendrons plus en détail dans la suite de cet article.

La fin d’une époque

Nous avons vécu pendant des décennies dans un monde d’abondance, où nous ne nous posions plus de questions. Avec la vente en ligne, tout ce que nous désirions était à portée de clic, y compris si ces produits étaient fabriqués à l’autre bout de la terre. Nous nous sommes habitués à ce « miracle » de la mondialisation et l’avons pris pour un acquis tant c’était confortable.

Toutes nos commandes gérées à la vitesse de la lumière, sans frein, sans barrière, nous parvenaient en quelques jours, ou même le lendemain. Nous avons sous-estimé à quel point cette organisation en flux tendus reposait sur une logistique particulièrement sophistiquée et donc fragile, nécessitant la coordination de dizaines de milliers de logisticiens, d’ouvriers, de chauffeurs et de dockers, tous organisés selon les méthodes les plus modernes. Cette mécanique bien huilée est aujourd’hui en panne.

Le déclencheur de cette désorganisation provient des arrêts et redémarrages successifs qui ont été imposés depuis le printemps 2020 à cette véritable horlogerie suisse qu’est l’organisation de la production et des livraisons en « juste à temps ». Elle n’y a pas résisté et nous ne mesurons pas les conséquences que cela aura sur notre économie et également sur l’avenir politique des pays les plus développés.

Il se pourrait bien que cet accident soit le premier indice d’un déclin de l’économie mondialisée avant que le retour vers des productions locales ne s’impose comme l’unique solution pour sortir de cette impasse. Nous allons pour cela devoir changer un grand nombre de nos habitudes et manières de faire. Cela prendra certainement plusieurs années, le temps que nous révisions nos idées puis que nous investissions dans la reconstruction d’un appareil industriel national dont nous aurions tant besoin aujourd’hui.

La baisse de la demande

Analysons maintenant la demande de papiers couchés : au niveau mondial, la chute a été de plus de 40 % entre 2006 et 2021, contractant année après année les carnets de commande des papetiers. En Chine, la même tendance s’est amorcée depuis 2012, avec une accélération significative depuis 2019. Il s’agit d’un phénomène mondial. La migration de la communication et des médias vers le numérique en est la cause principale. On imprime de moins en moins ! Donc on produit moins de papier. C’est évidemment un facteur de plus qui rend le système un peu moins réactif qu’auparavant, mais on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, réduire les volumes et conserver la même flexibilité.

Pour tordre le cou une dernière fois à l’idée de pénurie, il nous semble que cette baisse continue de la demande depuis 2006, n’a, jusqu’en 2021, jamais eu les conséquences qu’on observe aujourd’hui. Le terme de « pénurie » n’avait d’ailleurs jamais été évoqué au cours de ces années malgré l’importante baisse des volumes et la reconversion des lignes de production.

Un peu de stratégie ne ferait pas de mal

Depuis une trentaine d’années, nous avons observé une très forte concentration de l’offre dans l’industrie papetière, sans nous en émouvoir. Du fait de la réduction des volumes et de marges insuffisantes, les directions générales de ces compagnies, qui ne voulaient bien entendu pas disparaître, ont fait de la taille critique leur leitmotiv. De nombreuses fusions ont eu lieu. On pourrait toujours déplorer que la logique de l’offre en ait pâti et que la rationalisation continue des processus aient progressivement contraint l’éventail de nos choix. Cette standardisation est le signe que nous avons changé d’ère : la « belle époque » du « toujours plus » semble s’effacer au profit de quelque chose de nouveau qu’on pourrait définir comme celle du « faisons mieux avec moins ».

Derrière cette transformation un peu brutale, il y a nos craintes pour l’avenir et nos frustrations quotidiennes, mais surtout des questions stratégiques que nous devrions nous poser : si cette concentration se poursuit, notamment dans la production de pâte à papier, elle aboutira sans nul doute à des hausses de prix difficilement contrôlables. Le risque nous semble d’autant plus élevé que ces potentiels géants économiques sont souvent éloignés de notre marché canadien.

Pour éviter de subir ce type d’impasse, nous espérons que nous verrons bientôt renaître des acteurs locaux, soutenus par des pouvoirs publics engagés et visionnaires, afin de garantir une plus grande autonomie dans nos approvisionnements. Cela permettrait également de réduire les risques de change et les aléas logistiques que nous subissons. Voir loin et grand, cela va devenir de plus en plus nécessaire. C’est exactement ce qu’ont fait les femmes et les hommes qui ont donné au Québec son indépendance énergétique il y a quelques décennies. Le Canada pourrait s’en inspirer.
La relocalisation des productions est sans doute la meilleure solution pour faire face au ralentissement de la mondialisation. Tout en limitant l’impact des hausses de coûts de transport, nous ferions diminuer la pollution liée au transport maritime, puisque le fuel lourd utilisé par les bateaux est un carburant extrêmement polluant. C’est aussi ce qui favoriserait une meilleure rencontre entre l’offre et la demande de papier. Le Canada avec ses forêts immenses, son importante industrie forestière, sa bonne indépendance énergétique et ses colossales ressources en eau douce (le Canada possède 20 % des ressources mondiales), dispose d’atouts exceptionnels pour la production de papier sur lesquels nous devrions pouvoir compter pour retrouver de meilleures perspectives.

Pourquoi le prix du papier augmente-t-il ?

Enfin, il faut bien parler des augmentations de prix. Même si ce sont les fabricants de papier qui augmentent leurs prix, ils ne sont pas les seuls responsables de la situation actuelle. Il suffit d’observer la hausse de leurs coûts de production pour le comprendre. Dans la chaîne de valeur du papier, ce sont par ordre d’importance :

  • L’énergie dont la part relative dans le prix du papier a quasiment doublé entre 2021 et 2022 ;
  • Le transport qui représentait 21 % du prix du papier en 2021 en représente aujourd’hui 28 % ;
  • Les matières premières (la pâte à papier) qui a augmenté de 60 % sur la seule année 2020-21 (source : indice canadien de référence NBSK) ;
  • La main d’œuvre.

S’il est vraisemblable que les papetiers profitent de la situation pour améliorer leurs marges, pouvons-nous nous en émouvoir ? Même si c’est un argument contrariant pour notre secteur d’activité, nous allons devoir accepter de payer le papier un peu plus cher, dans la mesure où c’est ce qui nous permettra de disposer de quantités suffisantes de papier d’impression dans les années à venir.

Une expérience inédite

Notre système économique mondialisé est totalement bouleversé par ce qui se passe depuis deux ans. La libre circulation des marchandises est en train de connaître un ralentissement historique sous le triple effet de la désorganisation des flux logistiques, de l’augmentation faramineuse des coûts de transport et de la hausse des prix des matières premières.

Le stress engendré par la hausse des prix a déclenché une concurrence de tous les agents économiques entre eux. Nous ne sommes sans doute pas au bout de cette curieuse expérience d’escalade de la compétition économique, tant il est impossible de prévoir ce que ces réactions en chaîne produiront à moyen terme.

Mais plus fondamentalement c’est l’augmentation massive de la masse monétaire qui est à l’origine de l’inflation actuelle. Les prix augmentent parce que l’accroissement de l’argent en circulation ne correspond plus à une augmentation de la valeur créée, ce qui était la règle jusqu’au début des années 2000. C’est la même cause qui a entraîné depuis vingt ans la hausse des prix dans l’immobilier et la flambée de la bourse.

Produire moins, localement et plus vite

Selon notre analyse, le retour des productions sur notre territoire et la réduction des tirages avec une organisation de type juste à temps, restent les meilleures réponses pour ce qui concerne notre filière. C’est la raison pour laquelle la vitesse est inscrite au cœur de l’ADN de Rapido depuis sa création en 2013. Ce que certains annoncent comme la fin de la mondialisation signe plutôt un retour vers des pratiques plus raisonnables et plus durables.

Le temps de construire notre nouvel espace de travail, il faut que nous nous attendions à ce que le marché de l’édition soit soumis à des soubresauts. L’incertitude quant aux approvisionnements de papier pourrait malheureusement avoir aussi des conséquences du côté de l’offre d’impression offset. C’est à l’aune d’informations obtenues d’une banque canadienne que nous pressentons une probable réduction de l’offre traditionnelle et une accélération du transfert des commandes vers l’impression laser et jet d’encre, ce phénomène étant déjà enclenché depuis quelques années.

Répétons-le, il faut repenser notre modèle et voir plus loin et plus grand !

Restons constructifs !

Nous ne connaissons ni la durée ni la portée exacte de cette crise d’un genre nouveau. Elle sera sans doute passagère, comme toutes celles qui l’ont précédée. L’espèce humaine a surmonté tellement de remises en question, bien plus graves que celle-ci. Nous ne voyons pas pourquoi nous resterions indéfiniment bloqués dans cette impasse. Comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau : « Les bornes du possible [..] sont moins étroites que nous ne pensons : ce sont nos faiblesses, nos vices et nos préjugés qui les rétrécissent. »

Notre problème aujourd’hui s’appelle l’absence de vision. C’est vrai dans beaucoup de domaines. Les racines de notre mal plongent dans notre difficulté à penser collectivement une autre façon de vivre ensemble, de construire un destin commun et de travailler à un monde meilleur pour nos enfants. Ce n’est pas simple de lâcher la rampe du passé et de se lancer dans une nouvelle approche où les repères n’existent pas encore et c’est pourtant ce que nous devons entreprendre.

C’est pourquoi, chez Rapido, nous sommes convaincus qu’une véritable opportunité s’ouvre. Nous entrons dans une période de profonde remise en question. C’est ainsi que nous pourrons construire un modèle différent pour succéder enfin à celui de la société de consommation. La première étape consiste dès maintenant à réduire tous les gaspillages. La suivante sera de repenser la chaîne de distribution. Entendons-nous bien, il s’agit de la repenser, pas de la mettre à terre, ce qui pourrait survenir sous la contrainte si nous ne prenons pas les choses en main dès maintenant. Avec notre offre EasyRapido nous entamons un chemin qui va dans ce sens.

Participer à l’élaboration d’un modèle qui transformera l’organisation de notre secteur pour le rendre finalement plus pérenne, c’est la mission que nous nous sommes donnée. Rapido inscrit sa démarche dans la durée avec la volonté de conserver son savoir-faire, notre métier de producteurs de livres, au sein de notre famille pour une génération de plus (ce sera la troisième). De plus, avec notre moyenne d’âge de trente ans, dans un métier où les jeunes sont devenus aussi rares que les caribous sur le Mont Albert, notre compagnie se positionne de façon idéale pour les grands et longs changements qui s’annoncent. Nous sommes persuadés que c’est en inventant davantage de solutions innovantes pour nos clients que nous bâtirons ensemble un monde moins énergivore, plus durable et davantage porteur de sens.